CHAPITRE VI
Ce soir-là, c’est sous l’apparence de Lara Adams que je fais mon entrée dans le casino du Mirage Hotel. Sans attendre, je me plante à côté de la table de craps, à laquelle Andrew Kane est déjà installé. En plus de la perruque rousse, j’ai un léger accent du sud et un sourire charmeur, mais très convenable. Quant au nom de Lara Adams, ce n’est pas la première fois que je l’utilise. Il m’a déjà rendu service pour m’inscrire à Mayfair High, une université de l’Oregon où j’avais rencontré Ray et Seymour. J’ai du mal à croire que cette histoire remonte à deux mois seulement. Comme elle est dure, la vie de vampire, quand on est en cavale !
Levant les yeux vers moi, Andy me sourit, les dés à la main. Il n’est arrivé au casino que quelques minutes avant moi, mais il a déjà pris deux consommations.
— Vous voulez miser ? me demande-t-il.
Je souris à mon tour.
— Vous êtes en veine, ce soir ?
Andrew Kane fait sauter les dés dans le creux de sa paume.
— Oui, je le sens.
Sortant de mon sac une poignée de jetons noirs de cent dollars, j’en place un sur la ligne de passe, sa mise favorite – sept ou onze. Andy lance les dés, qui roulent sur le tapis vert, s’immobilisant sur les chiffres quatre et trois.
— Le sept remporte la mise, annonce le croupier en nous tendant nos gains.
Andy me décoche un sourire radieux.
— Vous, je suis sûr Que vous allez me porter bonheur, me dit-il.
Je double ma mise.
— Quelque chose me dit que c’est mon soir de chance, dis-je.
Quand c’est enfin mon tour de lancer les dés, Andy et moi totalisons huit cents dollars de perte. Mais la tendance est sur le point de s’inverser : avec mon sens inné de l’équilibre, la rapidité de mes réflexes, et un certain entraînement, j’obtiens des dés le chiffre que je désire. Dès mon retour de la base militaire, je me suis entraînée dans ma chambre, à l’hôtel. Dans ma paume gauche, je place soigneusement les dés de façon à voir sur leur face supérieure les chiffres cinq et six, et je les lance. Ils rebondissent gaiement sur le tapis vert, et on pourrait croire qu’ils roulent au hasard. Mais lorsqu’ils s’arrêtent enfin, c’est dans la position qu’ils avaient au départ. Andy et moi, nous gagnons tous les deux cent dollars avec le onze. Et puisque j’ai réussi ma passe, le croupier m’invite à recommencer – ce que je fais. Les gens autour de la table de craps manifestent leur approbation, et la plupart d’entre eux misent sur la ligne de passe.
Je lance les dés avec succès dix fois de suite avant de les céder à un autre joueur. Ne soyons pas trop gourmand. Andy semble apprécier mon style.
— Comment vous appelez-vous ? me demande-t-il.
— Lara Adams. Et vous ?
— Andrew Kane. Vous êtes seule ?
Je fais la moue.
— Je suis venue avec un ami, mais on dirait qu’il m’a laissée tomber, et que je vais rentrer seule.
Andrew Kane en glousse de joie.
— Pas forcément. La nuit ne fait que commencer.
— Il est quand même cinq heures du matin.
Désignant le verre d’eau que je sirote à la paille, il dit :
— Puis-je vous offrir quelque chose d’un peu plus alcoolisé ?
Feignant une fatigue soudaine, je réponds :
— Je crois que j’ai besoin d’un truc plus fort, en effet.
Nous continuons à jouer au craps, gagnant de jolies petites sommes dès que je m’empare des dés. Autour de nous, les gens veulent me voir continuer à gagner avec autant d’insolence, mais je prends soin de ne pas outrepasser une certaine limite, me contentant de prétendre que j’ai une chance incroyable. Andy mise gros, et récupère tout l’argent qu’il avait perdu la veille, plus un bénéfice confortable. Nous buvons beaucoup trop : quatre margaritam pour moi, et cinq scotches pour lui, sans compter ceux qu’il avait pris avant mon apparition. L’alcool n’a aucun effet sur moi : mon foie le neutralise au fur et à mesure, me permettant ainsi d’absorber toutes sortes de poisons violents sans aucun dégât. Andy, lui, est complètement bourré, comme les directeurs de casino aiment que soient les joueurs assis à leurs tables. Alors qu’il est en train de miser cinq cents dollars, je l’entraîne loin de la table de craps.
— Qu’est-ce qui vous prend ? proteste-t-il. Nous sommes en train de gagner une vraie fortune !
— Le fait de gagner ne signifie pas qu’on soit à l’abri d’une mauvaise passe. Venez, allons prendre un café, je vous l’offre.
Il me suit en titubant.
— J’ai travaillé toute la nuit. Ce qu’il me faut, c’est un bon steak saignant.
— Vous choisirez ce qu’il vous plaira.
Le bar du Mirage Hôtel est ouvert vingt-quatre heures sur vingt-quatre, et on y sert en permanence tout ce qui est inscrit sur la carte.
Andy commande un steak saignant et des frites. Il boirait volontiers une bière, mais j’insiste pour qu’il prenne un verre de lait.
— Vous allez vous ruiner l’estomac, lui dis-je tandis que nous attendons nos plats.
Hormis l’hémoglobine, j’adore les bonnes choses. J’ai commandé du poulet rôti, avec du riz et des légumes sautés. Curieusement, la vampire que je suis mange beaucoup de légumes. Rien n’est meilleur pour le corps que les légumes frais, exception faite, peut-être, d’un bon verre de sang humain.
Tranquillement assise près d’Andrew Kane, j’ai soudain envie de satisfaire mon besoin naturel. Avant de me coucher, j’irai faire un tour en ville, histoire de donner des émotions au premier touriste qui me plaira. A condition, bien sûr, que je ne passe pas la nuit – le jour – dans les bras d’Andrew Kane. Il me couve du regard, les yeux brillants.
— Je pourrais toujours me le faire enlever, réplique-t-il.
— Pourquoi n’essayez-vous pas de boire moins ?
— Je suis en vacances.
— D’où venez-vous ?
Il glousse à nouveau.
— Je suis d’ici !
Puis il retrouve son sérieux, et ajoute :
— Vous êtes vraiment une très jolie jeune femme. Mais je suppose que vous le savez.
— Ça fait toujours plaisir.
— Et vous, vous venez d’où ?
— De Floride. Je suis venue passer quelques jours à Las Vegas avec un fiancé, mais il est fâché contre moi.
— Pour quelle raison ?
— Je lui ai dit que je voulais rompre.
Et je précise :
— Il a très mauvais caractère.
Je bois mon lait à petites gorgées, tout en regrettant intérieurement qu’il me soit impossible de saigner la petite serveuse, histoire de donner du goût.
— Et vous, qu’est-ce que vous faites dans la vie ?
— Je suis une sorte de savant fou.
— Vraiment ? Quel genre de fou ?
— Vous voulez plutôt dire quel genre de savant ?
— C’est ça. Vous travaillez dans le coin ?
Bien qu’il soit encore passablement éméché, il baisse soudain le ton.
— Je suis ingénieur, spécialisé dans la génétique, et je travaille pour le gouvernement, dans l’un de leurs laboratoires – à Las Vegas.
D’humeur joueuse, je m’exclame :
— Un labo top-secret ?
Il se carre dans son siège et hausse les épaules.
— Le gouvernement y tient. Ils préfèrent que nous effectuions nos recherches en dehors de la communauté scientifique.
— On dirait que vous leur en voulez.
— Non, je ne leur en veux pas. J’adore mon boulot, il m’a permis de faire des choses que je n’aurais pas pu faire ailleurs. Je crois que ce que vous avez ressenti chez moi, c’est une certaine frustration. Les résultats des recherches qu’on effectue dans mon labo ne sont pas complètement exploités. Nous avons besoin de chercheurs spécialisés dans des disciplines très diverses, cl qui seraient d’origine internationale.
— Vous voudriez que le labo soit plus ouvert sur le monde extérieur ?
— Exactement. Ce qui ne veut pas dire que je refuse la nécessité de protéger le laboratoire.
Il marque une pause.
— Surtout depuis quelque temps.
— Il se passe des choses intéressantes ?
Détournant le regard, il se remet à glousser, mais sa voix trahit un certain désarroi.
— Des choses très intéressantes.
Il se tourne à nouveau vers moi.
— Puis-je vous poser une question personnelle, Lara ?
— Ne vous gênez pas.
— Quel âge avez-vous ?
Je minaude.
— Quel âge me donnez-vous ?
Andrew Kane semble sincèrement intrigué.
— Je ne sais pas. Tout à l’heure, quand nous étions à la table de craps, vous donniez l’impression d’avoir trente ans, mais maintenant que nous sommes seuls, vous faîtes beaucoup plus jeune.
Précisons que je m’étais maquillée et que j’avais choisi ma tenue de façon à paraître plus âgée. Ma robe blanche, dont l’ourlet m’arrive sous le genou, est tout à fait classique, j’ai un rang de perles autour du cou, ma bouche est couverte d’une couche trop épaisse de rouge nacré, et je porte une écharpe assortie à la couleur de mes cheveux.
Je réponds :
— J’ai vingt-neuf ans, ce qui est l’âge inscrit sur le passeport et le permis de conduire que mon chargé d'affaires m’a fait parvenir. Mais je vous remercie du compliment. Vous savez, j’essaie de me maintenir en forme.
Je m’interromps un instant.
— Et vous ?
Prenant le verre de lait posé devant lui, il éclate de rire.
— Si je ne buvais que du lait, disons que mon foie un ait nettement plus jeune.
— Le lait, c’est bon pour la santé.
Il repose le verre et le fixe du regard.
— Comme plein d’autres choses.
— Andy ?
Il secoue la tête.
— C’est juste un truc qui se passe au labo en ce moment. Je ne peux pas en parler, et puis, de toute façon, vous trouveriez ça ennuyeux.
Et il change de sujet.
— Où avez-vous appris à lancer les dés comme ça ?
— Comme quoi ?
— Ben, vous les lancez toujours de la même façon, en posant les dés à plat dans la paume de votre main. Comment faites-vous ? Je n’avais jamais vu quelqu’un capable de réussir à contrôler la course des dés sur le tapis.
Je comprends aussitôt que je suis allée trop loin. Ce type est malin, il me ressemble. Son sens de l’observation est très affûté, même quand il est ivre. Pourtant, même s’il a remarqué quelque chose de spécial chez moi, je m’en fiche. Le temps m’est compté, et je ne peux pas faire traîner mon entreprise de séduction. Demain soir, il faudra qu’il me mange dans la main, parce que j’ai l’intention de délivrer Joël le plus vite possible.
Avec la plus grande prudence, je réponds à sa question.
— J’ai eu pas mal de professeurs, qui m’ont beaucoup appris. Si vous le souhaitez, je pourrais vous montrer deux ou trois trucs.
— Pourquoi pas maintenant ?
— Maintenant ? Mais le soleil se lève dans une heure.
— Je ne commence à travailler qu’à la tombée de la nuit.
Il prend ma main dans la sienne.
— Lara, je vous aime beaucoup, sincèrement.
Il réfléchit un instant, puis il ajoute :
— J’ai l’impression de vous avoir déjà rencontrée.
Tout en me demandant s’il a remarqué des similitudes entre Joël et moi, je m’empresse de nier.
— Non, nous ne nous sommes jamais rencontrés.